Qui n’a pas enfant, été fasciné par les cartes de nos territoires ? Au delà du voyage qu’elles autorisaient, la proximité liée à la dimension scientifique qu’elles revendiquaient et l’interprétation qu’elles permettaient dessinaient un l’interstice dans lequel se nichait nos premiers imaginaires, la possibilité d’une découverte. Si Michel Houellebecq raconte les avoir observé avec attention pour deviner l’état de bonheur des gens qui habitaient chaque territoire représenté sur le papier, d’autres restent interrogés sur les raisons qui font de la France le centre d’une planète censée être sphérique ou se demandent si l’Afrique n’est bien composée que d’éléphants, de baobabs ou de girafes et si notre pays se résume à une tour métallique entourée d’une farandole de fromages. La carte espace de fascination – de manipulation – continue tient son pouvoir de sa capacité à associer revendication scientifique et subjectivité. Quelques navigations sur les nombreux podcast de France Culture portant sur le sujet, suffisent à nous en convaincre autant que les titres nous interrogent et nous font rêver « Dire et changer le monde avec les cartes », « Rebattre les cartes, débattre des cartes », « Les dessous politiques des cartes ».... Résumé.
La carte c’est d’abord un acte de pouvoir. Espace de domination d’autant plus efficace qu’il s’inscrit comme outil incolore du quotidien. Sous l’aspect d’une vérité scientifiquement éprouvée certains trouvent un intérêt à redessiner les frontières troubles de ces environnements à leur seul profit. La carte n’est pas un débat.
Cette invention que l’on repère d’abord dans la Grèce antique est, dès l’origine un outil de pouvoir. Celui qui a les cartes, dispose du territoire. Les plus grands scientifiques de l’époque de Thalès de Milet à Eratosthène s’appliquent les premiers à définir la rotondité de la Terre et c’est Hipparque qui s’attelle à ces premières représentations. Ptolémé au deuxième siècle après Jésus Christ réalise sa Géographie et compose la première carte générale du monde. On imagine sans peine la révolution d’un tel acte, chacun à la lecture de cet ouvrage pouvant enfin se dire habiter un monde dont on peinait encore à imaginer la forme. Pourtant cet héritage ne sera réellement apprécié que vers le XVème siècle. Les romains, ne connaissant pas les recherches des grecs à ce sujet, produiront leur propre système de cartes afin de représenter l’empire et donc poser son unité. Au delà de cet acte symbolique, ces représentations seront la base de tout leur développement militaire et administratif. Développée sous forme de tables, celle de Peutinger étant la plus célèbre, ces illustrations représentent sur un territoire donné les villes, routes, fleuves et montagnes et ce qui compte ici est moins la justesse des distances que l’inventaire des ressources et des équipements dont ils disposent par ce simple dessin.
Outil d’effectuation du pouvoir, c’est tout « naturellement » que ce dispositif revêt une dimension spirituelle et quasi mystique au Moyen Âge. Les « mappe mundi » au statut quasi sacré, partagent le monde en trois entités : l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Au centre de ces trois continents : Jérusalem. Les fleuves Tanaïs et Nil traçant les limites du monde connu à l’époque. Cette période est inégale du point de vue des connaissances cartographiques. Peu développées en Europe, elles sont beaucoup mieux considérées en Chine et dans la péninsule arabique.
C’est enfin du XIIIème siècle à la renaissance, pour les besoins de la navigation que renait véritablement cette « science » exercée sur un support dit de portulan. Les ports et les îles étant au cœur de ces nouvelles représentations. Grâce à quelques innovations techniques comme les astrolab, on peut désormais mesurer les latitudes et quelques avancées considérables de représentation vont se faire jour pour décrire un projet de commerce et une stratégie de colonisation. Ces cartes poussées par les conquêtes de Christophe Colomb et de Vasco de Gama sont à la fois des innovations techniques, des progrès scientifiques considérables et le miroir de la quête d’un ailleurs. Du XVème au XVIème siècle les aires représentées vont s’étendre aux terres progressivement explorées par les européens et vont engendrer une aire nouvelle de géopolitique. C’est le cas au XVème siècle avec le traité de Tordesillas qui, sous l’arbitrage du pape, verra les aires d’influences de l’Espagne et du Portugal, réparties à l’échelle de la planète. Sans conteste, les cartes de cette époque deviennent alors un véritable outil d’influence et de domination. Elle sont la connaissance du territoire et la base de toute négociation territoriale présente et à venir. La carte est un contrat.
Si malgré l’enjeu stratégique, des conventions cartographiques s’établissent dès le XIIème siècle et permettent un échange de connaissance. La succession de ces représentations dessine un monde en mouvement aux appétits divers. À partir du XVIIème siècle, se superposent aux données scientifiques, en ensemble d’illustrations qui donnent l’envie d’un ailleurs et d’une altérité au point où ces cartes revêtent désormais une dimension encyclopédique. C’est probablement en 1569 quand Gerardus Mercator invente une projection 2D de la planisphère et que la cartographie devient le moyen unique de poser les bases d’une revendication de pouvoir et surtout de l’exercer. Mais Mercator, plus que tout autre représentation met en évidence le potentiel de manipulation des cartes. En effet, la projection de Gall-Peters au début du XXème siècle s’attache elle, à une représentation qui prend en compte la superficie réelle des continents et cette réalité choque notre rapport au monde établi. Si l’on prend en compte les distorsions liées à la planification d’un espace sphérique, si on rectifie cette projection, les pays qui apparaissent les plus grands sont ceux des zones tempérées et polaires. On savait que l’Europe n’était pas au centre du monde, on découvre désormais que le Groenland qui apparaît 2 à 3 fois plus grand que le continent africain est en fait 14 à 15 fois plus petit. Depuis, où que l’on soit dans le monde, le voyageur trouvera des planisphères étirées dans les « pays en voix de développement » et d’autres plus rabougries dans les pays dits développés. Mercator versus Gall Peters, un premier enjeu culturel autour des cartes.
Chez nous, la finalisation de ce grand projet de dessin objectif de notre réalité tient aux Cassini qui, entre le grand siècle et l’empire vont travailler à cartographier la France de la manière la plus précise. Un seul enjeu derrière cette commande, permettre au pouvoir d’exercer pleinement son autorité physique, symbolique et fiscale. C’est bien sûr durant l’entre deux guerres que l’on comprend que de la précision des cartes dépend un avantage stratégique considérable.
Passé la précision des descriptions, à l’heure de la complexité accrue du monde, les cartes vont devenir qualitatives, enseignantes, riches de données associées. Aux illustrations mystiques du moyen âge, aux images d’Epinal des cartes dérivées des portulans succèdent les cartes associant l’espace, le temps et les savoirs. Et l’on découvre que la donnée associée et objectivée procède elle aussi d’un point de vue. Un exemple, les cartes des migrations produites par Frontex se revendiquent comme rendant compte des mouvements des populations par des flèches qui, dans l’inconscient collectif, ne font que signifier un danger de mort. Et si ces flux étaient représentés par des épaisseurs en corrélations entre personnes entrantes et personnes sur place, les traits seraient invisibles sur une carte. On préfère alors, pour plus de signifiance, grossir le trait et abonder le fantasme d’un grand remplacement…
Aujourd’hui, les cartes ont glissé du domaine public au domaine privé avec Google comme principal opérateur. Derrière la satisfaction d’un service apparemment fluide se cache une prise de pouvoir autrement plus inquiétante : par l’effet de la géolocalisation, les cartes sont devenues égocentrées. Désormais c’est moins la représentation pour elle-même qui vaut que la place socio, économique et politique de l’usager connecté sur l’application qui dessine un monde au point de rendre le voyageur analphabète, incapable de lire son orientation au delà de la petite voix qui le conduit. Ce monde satellisé en tant réel, d’une justesse qui ne souffre aucun doute est rabougri à l’intérêt non plus d’un citoyen du monde, mais d’un usager, consommateur manipulé par des algorithmes dont personne ne connaît l’intérêt premier.
Plus que jamais, la représentation exacte, la carte présentée comme une donnée neutre et impartiale du monde mis à plat apparaît comme une illusion. Le rapt qu’elle organise sur nos imaginaires, sur nos capacités d’appropriation et de résistance apparaît comme un véritable danger. Dans cette perspective, la chercheuse en histoire Nephys Zwer et le cartographe Philippe Rekacewicz identifient l’émergence nouvelle de cartographie radicales.[1] Aujourd’hui, partout dans le monde, des artistes, des activistes, des citoyens s’approprient ces outils et les détournent avec comme idée qu’il existe une dynamique réciproque entre la carte et le territoire et que si les cartes ont longtemps été dessinées d’après le monde, le monde pourrait lui aussi se dessiner d’après les cartes. Philippe Rekacewicz, insistant sur la représentation « objective » et herméneutique de la carte : « Dans la pratique cartographique qu’on développe dans ce livre, on voit la carte non seulement comme tentative de représentation du monde, mais aussi comme acte social et politique pour tenter de décrypter le monde et pour essayer de faire apparaître comment les sociétés organisent, produisent leurs espaces et leurs territoires. ». Pour Nephtys Zwer, par l’appropriation de ces représentations de ces outils par les habitants, l’enjeu est double : « C’est la conscientisation de sa propre situation et la visibilité vis à vis des autorités». Partout au Kenya, au Bengladesh, dans les favelas brésiliennes… des habitants travaillent à faire figurer les bidonvilles sur les cartes et poussent ainsi les autorités à intégrer ces zones dans les politiques publiques. En interrogeant la représentation continue des murs sur les cartes séparant Israël de la Palestine, les habitants revendiquent les trous, leurs mouvements d’une zone à l’autre, la réalité vécue de ces interstices. Ainsi ils mettent en évidence leurs statuts d’enclaves et d’esclaves, ils revendiquent une souveraineté que les pouvoirs ont tout intérêt à dénier.
Spatialiser un regard c’est vouloir rendre visible ce qui est invisible. La carte, science ou art ? Une chose apparaît certaine désormais, la carte est un dialogue entre le réel et l’imaginaire, cette vision est un point de vue, c’est donc un acte politique.