« La marche sans visage, sans nom, sans rien » est une provocation, une question qui nous marque au plus profond. Une absurderie politique, poétique et désespérée. Quelque chose qui nous désencastre des concepts liés aux transitions, nous forçant à dépasser le discours pour le jeu du risque et du changement.
À l’origine donc, une groupement national d’acteurs culturels qui, lors d’un séminaire à La Maison forte, s’accorde sur le manque de sens de certaines pratiques et surtout l’incapacité de nombre d’acteurs à réinterroger ce qui ferait culture aujourd’hui, ce qui ferait capacité d’émancipation individuelle et collective dans un monde dévasté. Face à l’abîme de la question, à l'absence de réponse toute faite, une hypothèse : partir marcher à la rencontre. Partir sans savoir, sans statut, sans posture ni rôle. Apprendre à faire chemin et aller vers ceux qui certainement ne se sentent plus concernés ni par ce que l'on raconte, ni même par leur capacité à faire société.
Et puis le COVID. Aujourd’hui encore, nous ne mesurons pas l’impact de ce choc psycho-social majeur. En tout cas entre déprogrammation, chômage technique, absence de certitude certains pensent à raccrocher les crampons d’un monde ancien mais pour beaucoup cette pandémie a eut le dos large, à cause du virus l'impossibilité de changer est plus forte encore.
Comme souvent à La Maison forte, l’accident est bien venu et cette pandémie une ouverture au dérapage. Henri Devier qui dirige La gare mondiale à Bergerac et Samuel Vittoz du festival de Villeréal, nous contactent accompagnés d’une improbabilité : Julien Villa et son roman Rodez Mexico. Dans sa quête d’une écriture revisitée de Don Quichotte, Julien s’attelle à un second opus, avec pour question : la mythomanie, celui qui a la capacité de créer du mythe. L'alibi est simple, Marco Jublovski vit et travaille sur la zone commerciale du Grand Rodez. Sa vie s’effrite tranquillement nimbée de vapeur de THC et sans incidence majeure jusqu’au moment où il apprend le projet de destruction de son pavillon pour élargir les voies d’accès du Auchan face à chez lui. C’est au même moment qu’il rencontre le sous-commandant Marco du Chiapas et que dans sa dinguerie, il décide de lancer une révolution écologico déglinguée. Et puisque dans ce monde en déshérence, tout ce qui est sincère a tendance à prendre, une faune sauvage décide de changer le monde et de le suivre dans cette fable insurrectionnelle.
Et puisque rien n’est jamais simple ici, Julien Villa, ne souhaite pas répéter en « boite noire » mais en marchant entre la Maison forte qui incarnerait son Mexico et Bergerac qui jouerait le rôle du Grand Rodez. 15 jours, 15 nuits à détricoter cette histoire pour espérer la mettre au plateau. Un problème cependant : nous sommes à nouveau confinés. Comment épargner l’équipe d’un cas contact ? Comment traverser un territoire en souffrance sans entrer en contact avec celles et ceux que l’on souhaite croiser ? Comment ne pas être à côté de ce qui se joue intimement chez chacun quand nous, nous sommes cagoulés et armés de fusils en carton ? Comment associer trois équipes, près de 200 personnes dans ces conditions ? La réponse nous vient de notre expérience et de multiples échanges avec la Brigade d’Animation Ludique d’Agen : faire jeu de rôle à l’échelle locale. Un enjeu simple : collecter les cauchemars et gré des rencontres sur notre route, y mettre le feu et lever l’horizon sur la zone commerciale de Bergerac. Pour cela, nous avons des rôles, des raisons de nous coordonner et d’être libre dans ce que l’on fait. Des cérémonies de passage d’étape en étape. Une cavalera qui nous questionne sur le sens de notre destin. Des boutures où chaque artiste s’inscrit dans ce jeu, se rencontre, s’inspire, si la vie le fait. Et puis une AG quotidienne. Web TV, temps de test, de rencontre, de dérive, de feuilletonnage du roman, exploration de certains sujets essentiels pour comprendre Don Quichotte et notre propre changement : Qu’est-ce que le deuil et comment renaitre au monde ? Pourquoi la folie de Don Quichotte nous concerne-t-elle si intimement ? Quelle place pour la paysannerie dans le monde qui vient ?... Au fil de la marche, chaque espace finit par se confondre. Epuisement, joie, radicalisation, il devient difficile dans cette exploration des textes du sous commandant et de l’absurderie de Rodez-Mexico de faire comme ci tout cela n’était qu’un jeu. On s'est fait avoir au " on dirait que...".
Voici donc, non pas un film qui ne rendra jamais compte de cette exploration intime et collective mais quelques instantanés pour communiquer un esprit et pour expliquer, pourquoi, quelques fois, on se comporte ici de manière un peu différente.
Le chiapas et Marcos
Comprendre cette fable c’est revenir aux origines. Le chiapas, un peuple indigène mexicain humilié depuis la colonisation espagnole. Mortalité, analphabétisme, alcoolémie... sont ce que notre société occidentale a réservé à ce peuple. Suite aux accords de libre échange de l’ALENA, ce peuple est précipité à la famine. Se crée alors, en 1994, l’EZLN, un mouvement révolutionnaire qui se propose de prendre le pouvoir pour le redonner. Partis à 6, ils arriveront à plus d’un million à Mexico, soutenus par un mouvement international déterminé jusqu’à ce que le gouvernement mexicain cède sur leurs revendications. Leur force : une philosophie, des textes puissants, une mise en scène qui embarque l’enthousiasme, un combat inspirer par leur porte parole, le sous commandant Marcos.
Comprendre le chiapas et l’EZLN en 10 minutes.
Les mots et les symboles font peur : guérilla, lutte armée, cagoule... mais pourquoi cacher les visages et jouer des peurs ?
Comprendre la puissance de cette lutte, c’est saisir la force des mots du sous commandant. 26 minutes de ces principaux discours, l'idée d'une poétique politique.
Un vague déroulé, quelques étapes et vous recollerez les bouts
JOUR 1 : RÉVEILLER LES FANTÔMES
Estelle Wolf est musicienne, cheffe d’orchestre et formatrice. Sa première proposition de bouture : faire du bruit, fanfaronner pour libérer les morts. Une fanfare spontanée se constitue au premier jour de la marche, ce sera « La fanfare à mort ». Pierre Sangue, crée son open space loin de l’agitation et compose sa « Marche de l’Empeureur ». Du haut en bas du château, partout on lutte contre les peurs.
JOUR 3 : PEUT-ON IGNORER L’HISTOIRE ?
La fanfare hacke le village, l’empeureur décolle, la web TV prend sa vitesse de croisière vers la découverte des écosystèmes locaux. Et nait ce soir là, les anarcho mariachis, la soirée promet d’être longue.
La Calavera nous pose la première énigme de la vie qui s’ouvre à nous désormais. La force du jeu est de ne pas chercher de réponse mais trouver la bonne question.
JOUR 4 : LES ANARCHO MARIACHIS
Première déclaration de la marche, ceci n’est qu’une répétition
JOUR 5 : ET NOUS QUITTONS MEXICO, DIRECTION CANCON
Première « nuit de la pleine lune », nous avons résolu l’énigme de la Calavera et nous pouvons avancer. Marco, Guadalupe et le vieil Antonin, tout droit issus du roman Rodez-Mexico sont nés à leur nouvelle vie et nous entrainent dans leur délire.
NOUS NE SAVONS PLUS QUEL JOUR NOUS SOMMES
Lors de la web TV, la maire de Cancon nous invite à regarder son village les yeux levés vers le ciel. Le territoire est confiné, un accordéon passe et repasse et puis... la grâce.
ET NOUS CONTINUONS
Nous ne savons plus de quel virus on nous parle. En tout cas, les portes s’ouvrent quand on frappe mais peu de gens nous demandent de porter leurs rêves jusqu’à l’horizon, on nous parle plus de cauchemars.
QUELQUES JOURS APRÈS, PRÈS DU LAC, LE PENDU A UN MESSAGE POUR NOUS
Une nouvelle fois, la nuit de la dernière lune nous a porté chance et nous avons décrypté la carte de la Calavera. Nous avançons vers l’horizon, chargés de rêves et de cauchemars.
À TRAVERS LES FORÊTS DÉVASTÉES
Comme dans le roman, cet hiver nous réserve quelques surprises, d’étranges bouffées de chaleur. Sur la route vers Bergerac, nous apprenons la mort de l’homme singe. Définitivement nous sommes dans un champ de particules élémentaires
HACKER NOS ESPACES
Dernier jour, nous prenons d’assaut la surface commerciale à coup de fanfare. Il y aura un lendemain mais l’émotion, le poids des rêves et des cauchemars feront que l’ont a mis le feu aux cauchemars devant le car wash, toutes nos caméras étaient éteintes.
Un roman ou le pouvoir de l’accident
Cette aventure c’est au départ un manuscrit qui disparaît pendant les répétitions. Certainement un visiteur curieux n’a pas supporté l’idée de ne pas terminer sa lecture impromptue. C’est alors un éditeur qui contacte Julien Villa après cette réception aléatoire. C’est aujourd’hui un roman à retrouver dans toutes les bonnes librairies : Rodez Mexico.
>> Que nous restera-t-il de cette aventure ? Difficile de poser les choses comme cela, tellement cette longue expérience nous a impactée. En clair, nous nous sommes pris au jeu au point où l’esprit du sous-commandant Marcos, les raisons de la lutte – et les méthodes aussi – continuent de nous inspirer si l’on ne veut pas seulement faire du spectacle. C’est surtout une autre façon de faire œuvre qui nous occupe, mettre au centre le jeu, oser prendre la route sans savoir et s’essayer à ce qui vient. Dissoudre les frontières, celles notamment qui font le spectateur et aller croiser sur les routes.