Lors de notre événement des Champs Magnétiques en 2022, nous avons interrogé la question des nouvelles formes de l’action locale. On sait la difficulté sociale et économique de certains territoires, chacun mesure la montée de nombre de crispations sociales ainsi que la disparition croissante du fameux « vivre ensemble ». Malheureusement pour nombre de décideurs, tout prête à croire que ce lent délitement est une fatalité. Il existe pourtant nombre d’exemples qui montrent la possibilité de faire autrement. Vincent Pacini évoquait lors de ces échanges, une pensée nouvelle des territoires si on le conçoit comme systèmes. Vincent Grilmault présentait une riche étude qui révèle que nombre de territoires en ruralité ont trouvé les solutions pour travailler à leur développement durable. Cela suppose notamment, selon Raphaël Pouyé, d’accepter que les formes classiques de démocratie dans lesquelles nous vivons sont à la fin de quelque chose et qu’il est possible de les réinventer, particulièrement dans une perspective de co-construction. Point de vue renforcé par Thimothée Duverger pour qui, l’Economie Sociale et Solidaire, si elle démonte la mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) qui a vécue, pose dans nombre de territoires, les bases d’une autre forme de croissance. Bref, quatre approches pour dire qui oui, il n’y a pas de fatalité au mal être social et politique des territoires.
Penser les territoires systèmes
Vincent Pacini est chercheur-entrepreneur-consultant. Il poursuit ses travaux de recherche concernant le lien entreprise et territoire et le passage entre le mode récit et le mode projet. Il pilote un programme de recherche action dans le cadre d’un partenariat entre Groupama et le Cnam. Il enseigne au centre régional Auvergne- Rhône-Alpes, à l’Institut des administrations de Lyon (IAE) et l’Institut d’études politiques de Lyon (IEP).
Dans cet entretien, Vincent Pacini explique la difficulté rencontrée sur nombre de territoires par l’absence de continuité cognitive et organisationnelle. Si l’organisation en silos a longtemps « bien » fonctionnée, les choses dérapent quand on passe de territoires stock de richesse à territoire de flux. Si le monde est devenu global et immatériel, l’organisation territoriale elle, n’a pas changée, et c’est bien le problème. Le territoire n’est plus le même objet mais on le traite de la même manière depuis plus d’un siècle. Concrètement on est dans un environnement éco-systémique mais les territoires peinent à travailler en coopération. On passe énormément de temps aux diagnostics au détriment de l’expérience collective. On ne sait pas partir de l’existant, ni de l’émotion du « faire ensemble ». Une solution : connaître les ressources du territoire pour produire un langage commun. Aujourd’hui ces ressources sont mal gérées. Une des principales difficultés rencontrées par les territoires ruraux repose principalement sur le manque d’imaginaire. Comment faire pour renouveler nos imaginaires ? On ne trouvera pas de réponse à cette question si l’on s’enferme dans la peur de faire le bon pas de côté et si l’on accepte un un jeu d’acteurs qui fonctionne beaucoup sur des postures de « sachant leur territoire ». L’heure est au processus de réagencement des enjeux collectifs et il y’a plus de risque à ne rien faire, à bloquer le système qu’à le libérer.
Face à ce changement de paradigme quel rôle peuvent jouer les territoires ruraux ?
Nos ruralités ont de l’avenir
Vincent Grimault est Journaliste à Alternatives Economiques et auteur de « La renaissance des campagnes » (Editions du Seuil), une formidable enquête sur les territoires ruraux qui ont su se sortir de la crise rencontrée par nombre de petites et villes moyennes.
Dans cette interview, il met en avant le fait que les interdépendances ville / campagne rend difficile la définition de la ruralité de manière uniforme. Ce qui est certain c’est que dans cette mosaïque certains territoires vont mieux que d’autres. Face à cette complexité, penser « la campagne » du point de vue centralisé de l’Etat conduit à l’échec car il n’y a pas de modèle. Les réponses sont locales et chaque territoire a sa réponse, réponse qui est rarement celle de « l’attractivité territoriale » fondée sur la croissance. La notion de transition, pour nombre de territoires est souvent la condition première d’un développement car ce qui a fondé les leviers de notre développement est aujourd’hui considéré comme un échec et c’est la raison pour laquelle les campagnes ont une vraie capacité de rééquilibrage face aux métropoles. Mais pour ce changement, encore faut il avoir conscience, de manière lucide de nos potentiels. En effet, certains territoires avec peu d’avantages ont des résultats économiques assez impressionnants. À potentiel équivalent, les territoires ne se valorisent pas de la même manière. Si il n’y pas de modèle, il y a une méthodologie fondée sur le dialogue. Rares sont les territoires à réussir cela. Avec du temps, de la volonté, beaucoup réussissent. Pour que cela fonctionne, il faut assumer que ce changement n’a rien d’automatique mais notre pays à nombre de potentiels pour cela. Un des facteurs clés de succès consiste à maintenir et à développer le lien social sur les territoires, à accueillir la nouveauté et la diversité, à laisser faire les citoyens et faire que les élus sachent « embrayer » derrière ces mouvements qui émergent. Peut-être faut-il aussi rompre avec la stratégie de croissance en changeant de logiciel social et économique car les faits montrent que les moyens du changement existent.
Le changement à mettre en œuvre se joue peut-être d’abord sur une façon nouvelle d’appréhender notre espace démocratique.
La démocratie est morte, vive la démocratie !
Raphaël Pouyé est expert en soutien aux processus démocratiques. Après avoir travaillé pour l’ONU au soutien des opérations de paix dans divers pays, il est devenu conseillé politique de l’opération militaire pour la protection des civils affectés par le conflit du Darfour. Enseignant à Sciences Po Paris, il est consultant auprès des ministères français des Affaires Etrangères et de la Défense. Consultant auprès de la Commission européenne, il publie sur la question du rapport entre la construction de la paix et l’anthropologie des mouvements insurrectionnels contemporains. Il est désormais directeur France pour l’ONG « Democratic Society ».
Dans le cadre de cet entretien, Raphaël Pouyé insiste sur le fait que l’innovation démocratique permet de recréer des espaces locaux et transnationaux de participation. Pour lui, la démocratie est un champ vivant capable d’un nécessaire renouvellement. Parce que l’on assiste à une polarisation croissante sur les réseaux sociaux, à une action en silos sur l’information, à un effritement des corps intermédiaires, à une abstention grandissante, il faut bien considérer un problème sérieux en termes de démocratie. La crise de la démocratie n’est pas due qu’aux ennemis de la démocratie. Pour renforcer le système démocratique, il faut le rendre plus intelligent et penser différemment. Un des problèmes à l’origine de cette situation est que les élus représentent de moins en moins la diversité sociologique et la localisation de la décision. On ne sait pas qui décide, où. La co-construction de la recherche de l’information, de l’analyse participative est une piste. Il faut expérimenter différemment sur différents thèmes et différents endroits pour que cela fonctionne. Les outils classiques de participation (budget participatif ou conseils de quartier) ne fédèrent pas plus de 5% d’une population et souffrent d’un biais sociologique. Pour que ce renouvellement fonctionne, c’est le dispositif qu’il faut co-construire. Une des solutions consiste à mettre en réseau les foyers de démocratie participative à l’échelle européenne car il y a des cultures différentes de la démocratie, même à l’échelle européenne qui peuvent enrichir chaque démarche. Si l’on essaie de nouvelles manières de travailler en groupe, il y a déjà un essaimage qui se joue et donc, le début d’un changement. Ce changement est en œuvre et cela va beaucoup plus vite que l’on ne croit parce que partout, plus personne ne croit aux effets de baguette magique des programmes politiques pensés comme des solutions. C’est par ce type d’échange entre citoyens que l’on dépasse le simplisme, que l’on met en œuvre une capacité nouvelle, le respect de soi et que l’on sauve la démocratie.
Pour associer rapidement développement économique et renouvellement de la démocratie, un levier : l’Economie Sociale et Solidaire.
Changer les territoire, l'économie et la démocratie.
Thimothée Duverger est maître de conférence associé à Sciences Po Bordeaux et conseillé technique au Cabinet du Maire de Bordeaux. Il est notamment l'auteur de " Utopies locales - Les solutions écologiques et solidaires de demain" publié aux Editions Les petits matins.
Lors de notre échange, il insiste sur la nécessité de réhabiliter les utopies, notamment dans une perspective de solutions écologiques et solidaires. Et ces solutions sont déjà là sur nombre de territoires. Pour lui, une économie qui pose la solidarité et la coopération au cœur de son projet a toutes les raisons d’un ancrage territorial soutenable. Une telle approche pose un souci du bien commun renforcé ainsi qu’une dynamique de coopération renforcée. L’ESS est capable de façonner des territoires, parce que le territoire est d’abord un construit social. Il rappelle que la mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation et Excellence) est un échec, car, avec cette vision, les territoires sont mis en concurrence les uns avec les autres. Aujourd’hui on sait que les logiques de l’ESS participent efficacement à la revitalisation des territoires quand elles s’appuient sur un imaginaire et un discours politique fort, un discours capable d’orienter la société. Enfin, cet espace du commun est peut être plus possible en ruralité car sur ces territoires on pense la réinvention des modes de vie. C’est notamment ce que raconte le mouvement contemporain dit de désertion. L’ESS c’est une possibilité de bifurquer sans déserter. Une solution pour que ce changement émerge, mettre en œuvre sur les territoires, une énergie capable de changer le paradigme de l’action publique où l’on « manage » de manière coopérative à partir d’un projet d’organisation de partenariats et non de donneur d’ordre.