La Maison Forte

Vivre dans un régime d'incertitude

Olivier Hamant ou du jeu dans les rouages


Comment vivre dans le monde quand on ressent son effondrement ? Comment agir de manière lucide, pragmatique et… dans la joie ? C’est la proposition que déroule Olivier Hamant en redonnant sens à la place que l’on tient dans le vivant. C’est à cet endroit, là où il y’a péril, que l’on peut trouver une sortie de secours à la condition de ne plus considérer l’humain en dehors d’écosystèmes à l’origine du vivant. Dans cet entretien, le biologiste et directeur de recherche à l'INRAE, explore en effet les leçons que l'on peut tirer du vivant pour répondre aux crises actuelles. S'appuyant sur des observations biologiques, il invite à repenser notre manière de concevoir le progrès, la robustesse et la performance. Selon lui, nos modèles actuels, focalisés sur la perfection et la stabilité, sont inadaptés pour réagir à un monde en perpétuel mouvement. Ces modèles sont surtout porteurs d’une idéologie de mort qui nous condamnent collectivement à l’échec. Hamant propose une vision radicalement différente : celle d'un modèle fluctuant et imparfait, mais capable d'innover et de s'adapter en assumant son incohérence pour mettre du « jeu dans les rouages ». Ce plaidoyer ne se limite ainsi pas à la science et s'organise autour de grandes oppositions philosophiques : la stabilité contre la fluctuation, la performance contre l'adaptabilité, et la compétition contre la coopération. Ces dualités éclairent les choix fondamentaux que nous devons faire pour relever les défis à venir. Il n’est plus question de perdre ou de gagner face à ce qui vient mais de faire le choix entre un modèle de mort, celui de la performance qui n’a pas l’agilité pour s’adapter ou un modèle émancipateur, celui de la robustesse. 


Les principes fondamentaux de la robustesse

Hamant identifie plusieurs mécanismes qui permettent aux systèmes biologiques de fonctionner dans des environnements imprévisibles :

1.    La redondance : De nombreux systèmes biologiques, comme les réseaux neuronaux ou les systèmes immunitaires, possèdent des composants redondants. Cette redondance permet de compenser les pertes ou défauts de certains éléments.

2.    La modularité : Les systèmes sont organisés en modules autonomes qui peuvent se réorganiser localement sans perturber l'ensemble. Par exemple, les structures des cellules se modifient en réponse aux contraintes mécaniques ou chimiques.

3.    La capacité d'auto-organisation : Les organismes vivants ne suivent pas des plans rigides ; ils s'adaptent spontanément à leur environnement. Cette propriété, visible dans la formation des colonies de bactéries ou des fourmilières, montre une forme de robustesse émergente.

4.    L'acceptation des erreurs : Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les erreurs ou mutations ne sont pas toujours néfastes. Au contraire, elles participent à la diversité et, par extension, à l'adaptabilité des espèces.

Nos sociétés contemporaines tendent à effacer ces quatre dimensions et se condamnent à être incapables de s’adapter aux modifications environnementales en court. Plus avant, quatre postures, à l’opposé des modèles du vivant, nous font courir de grands risques. 


Stabilité ou fluctuation : sortir du mythe de l'équilibre

Hamant critique le modèle de stabilité recherché par nos sociétés modernes. Cette vision repose sur une quête d'ordre et de robustesse apparente, qui peut sembler performante mais qui s'effondre face aux perturbations. Par exemple, les infrastructures humaines, pensées pour rester inaltérables, montrent leurs limites face aux changements climatiques ou aux crises économiques. Il souligne que cette quête de stabilité s'appuie souvent sur le concept de résilience, comprenant comme un retour à l'état initial après une perturbation. Or, Hamant rejette cette notion classique de résilience. Pour lui, le véritable apprentissage ne consiste pas à revenir en arrière, mais à évoluer. Il s'inspire des écosystèmes, où les déséquilibres et les fluctuations ne sont pas des anomalies, mais des forces créatrices. Le vivant ne cherche pas à retrouver un équilibre perdu : il innove et s’émancipe dans le chaos.

Performance versus adaptabilité : l'imperfection comme force

Le biologiste critique également le culte de la performance et de l'optimisation. Ce modèle, omniprésent dans nos sociétés, vise à maximiser les résultats à court terme en éliminant les marges d'erreur ou les redondances et surtout en épuisant les ressources. Pourtant, cette obsession de l’efficacité rend les systèmes vulnérables. En agriculture, par exemple, les monocultures maximisent les rendements, mais au prix d'une fragilité accumulée face aux maladies qui se multiplie ces dernières années et à l’érosion des sols. Hamant propose une alternative : valoriser l'imperfection et la diversité, qui permettent aux systèmes de s'adapter à des environnements changeants. Dans la nature, les imperfections ne sont pas des défauts, mais des sources d'innovation. Les écosystèmes fonctionnent grâce à une redondance qui, bien que coûteuse à première vue, assure leur capacité à absorber les crises.

Compétition ou coopération : repenser le progrès collectif

Une autre opposition essentielle mise en avant par Hamant est celle entre compétition et coopération. Les modèles compétitifs, centrés sur la performance individuelle, sont souvent inefficaces à long terme. Ils fragmentent les systèmes et limitent leur capacité à évoluer. En revanche, la coopération, au cœur des dynamiques écologiques, permet à chaque élément de contribuer à la robustesse du tout. Dans les écosystèmes, les relations symbiotiques ou collaboratives offrent des exemples concrets de ce modèle. La diversité des interactions garantit une meilleure capacité à s'adapter aux imprévus. Hamant plaide pour que nos sociétés s'inspirent de ces principes, en renforçant les solidarités et en intégrant les logiques collaboratives.

Le vivant comme modèle : apprendre à danser avec l'incertitude

L'idée centrale de Hamant est que l'incertitude et le déséquilibre, souvent perçus comme des menaces, peuvent être des moteurs d'innovation. En biologie, les erreurs, les fluctuations et les tensions sont à l'origine des grandes transformations. Hamant propose de transposer cette logique aux crises sociétales et climatiques : plutôt que de chercher à tout contrôler, il s'agit de construire des systèmes capables de prospérer dans un monde incertain. Ce modèle vivant implique une refonte radicale de nos approches. Par exemple, l'agroécologie, qui valorise la diversité des cultures et des interactions, offre une alternative robuste à l'agriculture intensive. De même, dans nos organisations, la mise en place de processus souples, tolérant les erreurs permettent de bifurquer, d’inventer des sorties de crises plus agiles que dans un système sous contrôle.


En conclusion, Olivier Hamant invite à abandonner les modèles rigides, basés sur la stabilité et la performance, au profit d'une vision inspirée du vivant. De manière contre intuitive, ce nouveau paradigme valorise la fluctuation, l'imperfection, l’hétérogénéité, la marge et la coopération comme des leviers d'innovation et de changement car c’est comme cela que fonctionne le vivant. Ainsi, il ne s'agit pas de revenir à un équilibre passé, mais de construire un futur capable d'évoluer avec le déséquilibre et l'incertitude. En s'alignant sur les dynamiques du vivant, nos sociétés peuvent non seulement survivre aux crises, mais prospérer dans un monde en perpétuelle transformation. Cette approche offre les avantages d’être pragmatiques, joyeuse et suppose d’abord et avant tout de rétablir dans nos sociétés un projet culturel fondé sur le lien.