« (…) Une culture, c’est beaucoup plus qu’une accumulation de contenus ¬culturels qui traitent de quelque chose. Ce n’est pas simplement une nébuleuse de références de savoirs, d’imaginaires, de connotations : c’est d’abord un dispositif qui fait entrer un pan de réalité dans le monde vécu, qui est un monde social. C’est ce qui confère une importance collective et politique au vivant dans son unité et sa diversité, dans la pluralité inépuisable des relations qu’on entretient avec lui. C’est ce qui le fait exister dans les cosmologies quotidiennes, les cabinets de ministre, les cours d’école et les amphithéâtres. C’est ce qui institue une entité comme un membre qui ne peut pas être négligé. Qui le fait émerger à la surface du regard et nous retient de le renvoyer dans le décor. Une culture de quelque chose, c’est ce qui permet d’empêcher que ça fasse partie des meubles. C’est un dispositif qui produit de la reconnaissance.
Deuxièmement, la force d’une culture, c’est qu’elle ne fait pas entrer le vivant dans le monde vécu comme quelque chose de séparé : elle le ¬réticule, elle le saisit et le tisse dans un réseau de relations avec d’autres choses importantes, qui appartiennent à la sphère économique (au sens fort de mode de subsistance et de métabolisme social), politique (au sens noble de fabrique du monde commun). Une culture du vivant nous force à penser autrement ce que l’on mange, et toute l’agriculture. Cela reconfigure notre manière de concevoir l’architecture, l’urbanisme, l’aménagement du territoire, les infrastructures techniques et énergétiques : cela trame le vivant à toutes ces dimensions de ce qui nous semblait appartenir à notre monde humain quotidien, mais sans impliquer le vivant. Une culture du vivant fait entrer toutes voiles dehors une nouvelle dimension du cosmos dans ce qu’on croyait savoir, et dont on avait fermé les portes et les fenêtres.
Troisièmement, une culture fait entrer une entité qui en était exclue dans la fabrique du monde commun. Non pas comme un acteur politique au même titre qu’un citoyen ou une institution, mais comme quelque chose qu’on ne peut pas laisser de côté dès lors que l’on pose la grande question collective : dans quel monde veut-on vivre ? Comment veut-on y vivre ? Comment veut-on entrer en relation avec l’altérité qui nous fait ? C’est en ce sens-là qu’une culture du vivant le fait entrer en politique, ce qui ne revient ni à donner un droit de vote aux bactéries ni à faire de la démocratie avec des orangs-outans.
Une culture du vivant, enfin, c’est une manière de repartir sur un chemin d’individuation qui va impliquer d’autres altérités. C’est se reconstituer comme individu et comme collectif, comme un autre type d’individu intrinsèquement tissé à du vivant, et comme un autre type de collectif qui respire du vivant, qui mange du vivant, qui habite dans un monde fait par les vivants. Une culture c’est ce qui, comme personne et comme corps social, te transforme, fait de toi un corps plus intelligent et plus sensible, plus à même d’avoir de la justesse à l’égard du monde qui te fait, que tu prends désormais mieux en compte. (…)
Baptiste Morizot, extrait de l’article “Nouer culture des luttes et culture du vivant”_Socialter, « Renouer avec le vivant », Hors série, 2021.