La commande publique est un passage obligé du processus d’appropriation de l’innovation par les territoires. Pour prospérer, l’innovation doit briser les barrières culturelles des acheteurs publics.
Pour de nombreuses raisons conjoncturelles (baisse de dotations, besoin d’économie, création d’emploi, paradigmes nouveaux, etc), les territoires sont contraints de repenser leurs modes d’action, en s’inscrivant davantage dans des pratiques innovantes, seuls ou en coproduction. Pourtant, la puissance publique, territoriale ou locale, n’a pas encore pris toute la mesure des enjeux d’amener l’innovation dans la sphère publique par la commande publique.
Le cadre juridique des marchés publics est-il responsable de cette situation ? Les dispositifs dédiés existants, les régimes dérogatoires, pourront-ils suffire à pallier ces difficultés ?
Cet enjeu est absolument fondamental pour repenser la capacité des acteurs publics à développer des démarches et des services innovants. Il s’agit en effet d’inventer un cadre juridique – et peut-être culturel – garantissant un certain niveau de sécurité pour la collectivité – tout en laissant des marges de manoeuvre indispensables à tout processus de co-construction d’innovation.
Le propre de l’innovateur
L’aboutissement du processus d’innovation, l’innovation elle-même, est par nature difficilement mesurable ou descriptible a priori – et encore moins anticipable.
Certes, le mythe du coup de génie, de la prise de conscience soudaine et lumineuse, de l’invention impénétrable a fait son temps. On insiste aujourd’hui davantage sur la notion de sérendipité, qui évoque la découverte accidentelle d’un fait surprenant, mais surtout la capacité à en comprendre l’intérêt et à exploiter ce fait inattendu.
Pour Alan Robinson et Sam Stern dans L’entreprise créative : comment les innovations surgissent vraiment (2000), cette conjonction d’un évènement imprévu et de la sagacité de l’observateur serait même la première source d’innovation. La sérendipité met en avant plusieurs facultés inhérentes à l’esprit d’innovation :
-Elle est un ingrédient essentiel des processus d’innovation au sens où les innovations surgissent souvent de rencontres imprévues entre différents acteurs.
-Elle promeut l’itération comme catalyseur du passage d’une découverte fortuite et inexploitable à une innovation.
-Elle implique certaines aptitudes individuelles inhérentes à l’esprit d’innovation : la persévérance, la tolérance à l’ambiguïté et l’acceptation de ne pas apercevoir d’emblée les contours du résulta final, ou encore l’appétence au risque.
Quand l’aversion au risque devient contre-productive
Le propre de l’innovateur serait avant tout sa capacité de résistance à l’inconnu. Or nombre de chercheurs en finance comportementale ont mis à jour un comportement économique particulier des investisseurs et des parieurs, l’aversion au risque, qui leur ferait préférer un gain modeste mais relativement sûr à un gain bien plus important mais aléatoire.
Ces comportements, qui restreignent la capacité d’innovation de la sphère privée, se révèlent plus dommageables encore dans la sphère publique – parfois pour de bonnes raisons, notamment le principe de bonne gestion des deniers publics.
Ce phénomène est manifeste notamment dans l’organisation de la commande publique. Une coproduction de l’innovation dans le cadre d’un marché public implique une prise de risque pour les deux cocontractants, l’acheteur public d’une part et le fournisseur/prestataire privé d’autre part. Offrir des garanties à chaque partie qui est, de manière justifiée, adverse au risque, c’est poser la première pierre d’une innovation co-construite.
Des exigences contradictoires
Le manque de cadres fiables pour les achats d’innovation est un thème récurrent dans le discours des acheteurs publics comme des entreprises. Dans le même temps, la rigidité du code des marchés publics est fréquemment soulignée. La lourdeur des procédures administratives décourage bien souvent l’acte de candidature des PME innovantes, qui n’ont pas les moyens de s’investir dans un programme de long terme à l’issue incertaine, et pénalise en ce sens l’acte d’achat.
Entre exigence d’une protection accrue contre l’inconnu inhérent au processus innovant et souhait d’un allègement des contraintes associées au code des marchés publics, le débat sur heurte, au premier abord, à une certaine antinomie. Il s’agit dès lors de penser un équilibre, une manière de protéger sans paralyser. Cet équilibre est-il permis par les dispositifs actuels ? La puissance publique peut-elle coproduire de l’innovation dans un cadre juridique sécurisé ?
L’étude de trois outils visant à accompagner l’innovation publique, les marchés négociés, le partenariat d’innovation et le droit à l’expérimentation, nous montre la nécessité de changer la posture des acteurs publics. Garants de l’intérêt général et de l’équité face à la chose publique, les collectivités territoriales doivent procéder sous l’angle des marchés publics, or ces dispositifs semblent entrer en contradiction avec des pratiques nécessairement hors cadre.
Les marchés négociés : un dispositif sous-utilisé
Le recours aux marchés négociés permet de s’éloigner de l’appel d’offre classique dans lequel les offres sont intangibles et la négociation formellement interdite.
Le Code des marchés publics détermine de façon très spécifique les possibilités de recourir à la négociation. A ce titre, deux motifs relèvent de l’innovation au sein de la commande publique. L’article 35-I-2 permet de recourir à une procédure négociée « lorsque la prestation de service est d’une nature telle que les spécifications du marché ne peuvent être établies préalablement avec une précision suffisante pour permettre le recours à l’appel d’offres ». Cette première disposition reconnaît bien le caractère non-anticipable de l’innovation. L’article 35-I-3 concerne les « marchés de travaux ou de fournitures conclus à des fins de recherche ou d’expérimentation sans finalité commerciale immédiate, pour le compte de la personne publique contractante ». C’est ici la démarche itérative et expérimentale du processus innovant qui est facilitée.
Pourtant, dans les faits, les procédures négociées restent à la marge et ne sont que très rarement pratiquées. Ce manque peut être justifié par le comportement de l’acheteur public suggère David Adolphe, chargé de mission écosystèmes d’innovation à la Direction Générale des Entreprises au sein du Ministère de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique.
“La négociation est un processus qui peut être intéressant pour l’innovation, encore faut-il que l’acheteur s’engage dans ce processus-là. C’est une procédure très longue qui nécessite une appétence de l’acheteur. Le besoin doit également répondre au format du processus d’achat. L’acheteur n’est pas un acteur du développement économique, le lancement d’un appel d’offre vise à répondre à un besoin précis et non pas à favoriser l’innovation. Bien souvent l’acheteur connaît le marché et calibre son appel d’offre de manière à recevoir des offres qui lui conviennent, sans avoir besoin d’engager une procédure de négociation.”
Il semble ainsi que les marchés négociés facilitant l’accompagnement d’innovations soient délaissés du fait de la réticence des acheteurs publics à engager un processus de négociation extensif. Le recours aux articles 35-I-2 et 35-I-3 n’est observé que de manière très exceptionnelle dans le cadre de marchés de prestation intellectuelle ou des marchés de travaux par exemple. En ce sens, l’intégration de l’innovation à la commande publique est marginalisée puisque les appels d’offre usuels demeurent régis par l’aversion au risque des acheteurs publics.
Alors que les procédures négociées apparaissent fastidieuses aux collectivités et aux prestataires privés, l’idée d’une relation de création de l’innovation plus partenariale a émergé.
Le partenariat d’innovation : un outil puissant mais complexe et incertain
Le partenariat d’innovation est un nouveau type de marché public, entré en vigueur en septembre 2014, visant à pallier les difficultés structurelles des actuels marchés de recherche et développement, qui demeuraient sous-utilisés. Il permet de rentrer dans un partenariat de long terme entre le commanditaire et le prestataire, en supprimant l’obligation de remise en concurrence à l’issue de la phase de R&D pour l’acquisition des produits, services, travaux innovants qui en sont le résultat.
Le dispositif offre une première définition de l’innovation appliquée aux achats publics. L’acheteur public recourt au partenariat d’innovation lorsqu’il n’existe pas sur le marché de solution pouvant satisfaire son besoin. Sont innovants les fournitures, services ou travaux nouveaux ou sensiblement améliorés qui répondent à un besoin qui ne peut être satisfait par des réponses déjà disponibles sur le marché. Le but est alors de faire émerger une solution inexistante. Sa mise en œuvre passe par une procédure négociée avec publicité et mise en concurrence.
“Le partenariat d’innovation est sur le papier une chose très intéressante mais le problème est encore une fois d’inviter les acheteurs à pratiquer. Il permet d’acheter de la R&D ce qui implique des acheteurs déjà convertis aux notions d’innovation.” précise David Adolphe. En effet, la définition de l’innovation, volontairement entendue au sens large dans le cadre de la commande publique, implique que l’acheteur possède une très bonne connaissance du marché et des opérateurs économiques afin, notamment, de déterminer si l’objet de son appel d’offre peut être considéré comme déjà disponible ou non et quel degré d’innovation il attend du partenariat envisagé.
Néanmoins, si le partenariat d’innovation a été adjoint dans l’optique de pallier la sous-utilisation des marchés de R&D, on n’assiste pas à un développement fulgurant des marchés d’innovation contractés sur une base partenariale. Comme observé pour les marchés négociés, la procédure de partenariat d’innovation reste complexe et contingente. De ce fait, l’innovation dans la commande publique fait figure d’exception plutôt que de norme.
“Tant qu’il n’y aura pas d’exemple concret, et des moyens efficaces d’accompagner les acheteurs sur cette démarche, comme par exemple un guide de bonnes pratiques sur lequel nous travaillons actuellement, nous seront toujours confrontés à des blocages.” déplore David Adolphe. “Il s’agit de mettre en place des actions parallèles pour rassurer les acheteurs publics, leur donner les bonnes solutions et leur faire comprendre et connaître ces écosystèmes d’innovations. L’objectif est de montrer que ce genre de dispositifs peut s’adapter à leurs problématiques du quotidien.”
Face à l’appréhension de l’inconnu, les dispositifs expérimentaux apparaissent comme propices à susciter l’intérêt d’autres collectivités, et à faciliter le passage à l’acte. Cependant, l’expérimentation se heurte à certain blocages culturels.
La loi d’expérimentation : à contre-courant de la culture française ?
L’éternel débat de la décentralisation trouve une nouvelle vigueur à travers la question de l’expérimentation législative. Cette technique juridique vise, en permettant à une collectivité territoriale de déroger à la loi générale pour un temps limité, à étudier les effets d’une norme sur une portion du territoire ou un échantillon de personnes avant généralisation. En France, la révision constitutionnelle de 2003 consacre les expérimentations à travers deux dispositions : le droit de l’État à introduire des dispositions à caractère expérimental dans la loi ou le règlement (article 37.I C) et le droit des collectivités territoriales (seules ou en groupe) à déroger aux lois et règlements qui régissent l’exercice de leurs compétences, sous certaines conditions (article 72).
L’expérimentation peine pourtant à se généraliser sur le territoire français. Dans les faits, ce transfert constitutionnellement garanti n’inaugure pas un basculement du centre de gravité en matière de libre administration, ni une transformation de la forme de l’État français vers un modèle a-centralisé. L’expérimentation locale bute sur le principe d’indivisibilité de la souveraineté. Selon le schéma rousseauiste, la loi, pourtant expression de la volonté générale, est intouchable et infaillible. Dans cette vision transcendante et absolutiste de la loi, il ne peut y avoir de place pour une expérimentation législative qui entraînerait une remise en cause de cette prééminence. En proposant une évaluation de la loi en gestation, on défend une approche désacralisée du droit. Transformer la norme en outil, c’est faire redescendre le droit de son piédestal. L’efficacité de la norme étant désormais au centre de l’action publique, l’expérimentation apparaît comme un véritable changement de conception : l’élaboration de la norme législative, qui doit sans cesse appréhender des contraintes du réel multiformes et mouvantes, doit être abordée de manière plus réaliste. Pourtant, la complexité de la réglementation montre que le droit, s’il en accepte le principe, reste encore mal à l’aise avec le concept d’expérimentation.
La lourdeur des procédures administratives régissant la démarche expérimentale participe au désintérêt des collectivités vis-à-vis du dispositif. Du fait du très fort encadrement imposé par le législateur, le potentiel du droit à l’expérimentation est resté largement inexploité par les territoires. L’intention initiale de favoriser une approche ascendante de la décentralisation qui serait portée par l’initiative des élus locaux bute contre la tradition descendante dans laquelle il revient à l’État d’octroyer la décentralisation. Le processus d’expérimentation s’est finalement progressivement transformé en un moyen pour l’État d’opérer des transferts de compétences vers les territoires, dans cette approche « top down » que la réforme constitutionnelle visait justement à corriger.
Une conception très jacobine justifie cette défiance de l’Etat central vis à vis de l’expérimentation par la nécessaire présence de garde-fous contre les dérives locales. Si certaines de ces protections semblent primordiales, à l’image des libertés publiques et des droits constitutionnellement garantis qui sont exclus de la possibilité d’expérimentation, certains blocages apparaissent alors même que des garde-fous déjà restrictifs ont été intégrés à la révision constitutionnelle. Les craintes concernant l’indivisibilité de la République et l’égalité des territoires, notamment, apparaissent premièrement infondées. L’expérimentation locale ne remet pas en cause ce principe d’unité, du fait de son caractère limité dans le temps et de l’alternative unique (généralisation ou abandon) à laquelle elle aboutit. D’autre part ces blocages relèvent de l’obsolète puisque que face à l’obligation impérieuse d’efficience de la loi, c’est une véritable modification du logiciel législatif et politique qui est nécessaire.
Un changement de paradigme culturel nécessaire
La torpeur de la commande publique semble intrinsèquement liée à la culture dominante au sein du monde de l’achat public. Au niveau micro, un premier obstacle relève du comportement individuel des acheteurs. A cet égard, David Adolphe identifie trois freins à l’achat public d’innovation : l’aversion au risque de l’acheteur, un manque de formalisation des stratégies d’achat sur l’innovation et un accès à l’information limité puisque les acheteurs n’ont pas le temps de connaître le tissu économique local ou national sur l’innovation. Aujourd’hui, tout l’enjeu est donc de sensibiliser l’acheteur sur l’innovation à travers un long travail d’acculturation.
Au-delà des facteurs micro-économiques, on aperçoit d’une manière plus générale une incapacité des acteurs de penser des suites contractuelles. De par son caractère imprévisible, l’innovation nécessite une suite d’adaptations et d’arrangements constants, notamment en termes contractuels. Cette capacité d’ajustements circonstanciels est une fonctionnalité qui n’est pas intégrée au logiciel de la commande publique. La rédaction d’un cahier des charges, nécessairement inclusif, est révélateur de ce manque de flexibilité. Si les marchés négociés et le partenariat d’innovation avaient comme objectif de produire plus de souplesse au sein des marchés publics, ces dispositifs se heurtent tout de même à l’exigence de couvrir toute éventualité dans l’appel d’offre originel. Pourtant, si l’innovation est intrinsèquement liée à la sérendipité et à l’imprévisible, ne pourrait-on pas imaginer des modes de passation de la commande publique plus évolutifs? De la même manière, faciliter l’expérimentation locale, tout en disposant de garde-fous raisonnables, ne permettrait-il pas d’accompagner l’appropriation de l’innovation publique par les territoires ? L’acculturation des marchés publics à l’innovation implique assurément la conation des acheteurs d’une part et l’encouragement des prestataires d’autre part. Les outils actuels, même s’ils sont perfectibles, demeurent largement sous-utilisés et les possibilités qu’ils offrent sont refoulées par le manque d’appétence des acteurs. A cet égard, un changement de paradigme culturel apparaît prioritaire puisque toute tentative d’amendement, aussi pertinente soit elle, est vouée à l’échec si elle n’est pas portée par la volonté de l’ensemble des parties prenantes.
Le cadre, malgré sa relative souplesse, ne permet pas de gérer une situation hors cadre. Si les ministères voient une flexibilité dans les possibles modes de passation des marchés publics dédiés à l’innovation, cette souplesse ne semble exister que sur le papier, notamment par la difficulté de mise en place de suites contractuelles, les dépenses d’argent public nécessitant un cadre clair, au sein duquel les marchés publics sont une garantie.
Comment alors permettre la coproduction d’innovation sur des bases sereines et de confiance ?
A cet égard, plusieurs pistes peuvent être explorées, des solutions “dans le cadre” et des solutions “hors-cadre”.
La puissance publique s’est saisie de la question en conférant à l’UGAP (Union des Groupements d’Achat Public), la centrale d’achat publique française, la mission de développer l’achat d’innovation pour l’Etat et les collectivités. Pour ce faire, l’UGAP s’est doté, en 2014, d’un pôle chargé de développer l’innovation dite de rupture au sein de son offre. Ce pôle «innovation» est notamment chargé de détecter et de qualifier les entreprises et les produits innovants susceptibles d’intéresser tous ses clients. L’objectif poursuivi est de mener des procédures de marchés destinées à sélectionner des offres incorporant de l’innovation et d’en assurer une promotion efficace, seule ou en association avec ses grands partenaires (Etat, collectivités territoriales, secteur public hospitalier).
Son rôle et le développement de cette filière ont pour ambition de soulever de nombreuses difficultés :
– travail de familiarisation à l’innovation favorisant la baisse de l’aversion au risque des acheteurs,
– offre d’une innovation certifiée en amont par l’UGAP,
– réduction des délais de passation des marchés publics,
– garantie pour l’entreprise d’être visible, dans le catalogue UGAP, et payée rapidement.
D’autres pistes de réflexions relevant davantage de solutions hors-cadre sont envisageables. Pourquoi ne pas déléguer les politiques et investissements d’innovations des collectivités territoriales à des sociétés d’économies mixtes de droit privé, spécialisées d’un point de vue juridique et de veille sur les questions d’innovations et capables d’apporter la nécessaire transversalité aux services impliqués dans de tels projets ? A droit égal, cette structure multipartite travaillerait avec les entreprises innovantes moins selon une demande de solutions que de besoins, énoncés et débattus en transparence avec l’ensemble des parties prenantes intéressées par les sujets. Alors une relation transparente pourrait avoir lieu entre les acteurs différents. Une telle structure disposerait de l’agilité, l’appétence nécessaire à de tels programmes.
Nous pouvons continuer de rêver à l’encadrement juridique d’un monde qui s’y dérobe, alors nous continuerons – plus encore – à dépenser temps et énergie pour tordre les cadres et coller dans l’épuisement les projets que l’on souhaite tenir.
Mélanie Paris