La Maison Forte

Entretien avec Clément Philippe

L’exposition « Laisser couler » de Clément Philippe à La Maison Forte trouve son origine dans l’histoire géologique du domaine du château de Monbalen, en même temps que dans une réflexion, menée depuis plusieurs années par l’artiste, sur les matériaux et leurs rapports au monde.

Gwendoline Corthier-Hardoin : Lors de ta résidence, tu as porté ton attention sur l’eau, plus précisément sur la source située entre la Maison Forte et le lac de Monbalen. Tu en as exploré la matière même, son mouvement, ce qu’elle produit, ce qu’elle laisse derrière elle… Pourquoi cet élément et non la pierre, sur laquelle tu t’es concentrée dans beaucoup de projets ?

Clément Philippe : À mesure de mes recherches, à la fois formelles et conceptuelles, l’eau est devenue un élément essentiel car elle est à la fois un vecteur, un moteur, un produit intermédiaire, étroitement liée à mes intérêts plastiques. L’eau est un élément essentiel dans la formation des roches, des paysages ; sa gestion et son utilisation est également une problématique centrale dans mon exploration des effets de la révolution industrielle et du rapport que l’humain entretient à l’outil et à son environnement proche.

Par ailleurs, lors de la rédaction de ma note d’intention pour la résidence, je citais le texte de Roger Caillois, Le fleuve Alphée, qui évoque ce fleuve légendaire qui retourne à sa source. Ce texte était en quelques sorte la colonne vertébrale de mon projet de résidence.

Finalement, l’eau a toujours été importante dans mon travail, que ce soit par l’emploi de solutions pour la cristallisation ou la mise en place de dynamiques par capillarité, elle a souvent été un élément sous-jacent dans ma production plastique. La Maison Forte a donc été le lieu idéal pour entamer une réflexion sur cette matière, d’autant qu’elle a été construite en raison de la présence de cette ressource, elle en est la gardienne. 

G. C.-H. : Tu es intervenu tout au long de cette source en créant, spécifiquement pour le lieu, des objets hybrides, à la fois sculptures et installations. Si chacun d’entre eux remplit une fonction bien précise, en agrégeant, modifiant ou sculptant des éléments, tous opèrent des déplacements – qu’ils soient matériels ou symboliques. En quoi consiste ces installations/sculptures que tu as appelé Hydroscape, et quel est l’origine de ce titre ?

C. P. : Cet ensemble de sculptures/installations a été réalisé lors de la résidence du mois de mai. Ces trois objets ont tous pour vocation d’engager une réflexion sur une aptitude particulière de l’eau, génératrice, destructrice, sculptrice, messagère. L’ensemble est titré Hydroscape comme le pendant de « landscape » qui signifie paysage terrestre. Hydroscape pourrait ainsi signifier paysage aquatique. Le suffixe scape me rappelait également « escape », l’échappée ou l’échappatoire, comme un flux discontinu. Hydroscape est probablement le début d’une série autours des différentes facettes que présente ce matériel élémentaire.


G. C.-H. : À travers Hydroscape Aggregator, tu as créé un terrain propice au développement d’un nouvel écosystème. L’objectif était-il ensuite de l’étudier ou davantage de faire en sorte que cet écosystème existe pour lui-même ?

C. P. : J’ai eu l’occasion de découvrir, un mois après la mise en place de ce dispositif, qu’un environnement végétal s’était développé sur la plateforme d’Hydroscape Aggregator. Honnêtement, je pensais à l’origine que le résultat serait plutôt du règne minéral. Ce fut une belle surprise de voir des éléments végétaux et des invertébrés prendre possession de l’installation. Je ne sais pas exactement quel sera l’avenir de cette intervention, mais je pense documenter au maximum le résultat des trois mois et demi de croissance. Cette documentation sera probablement une matière fertile à l’expansion d’Hydroscape.

G. C.-H. : Tes interventions ont ceci de particulier qu’elles ne s’imposent pas à l’environnement naturel par frontalité ou monumentalité. Bien au contraire, elles s’y insèrent subtilement et offrent des potentialités, laissent place au hasard, comme dans Hydroscape Accelerator. Comment envisages-tu ta position vis-à-vis du milieu naturel dans lequel tu travailles ?


C. P. : J’ai, depuis environ deux ans, la chance d’avoir la possibilité de dialoguer avec des scientifiques travaillant dans des champs qui nourrissent ma pratique plastique. Précisément, la géologie et la chimie interviennent dans mes pièces à des échelles diverses. À mesure de mes recherches il m’est apparu qu’une voie plastique s’ouvrait à moi si j’acceptais de renier une composante importante d’un artefact : la pérennité. Ainsi je me permets de plus en plus une forme de lâcher prise quant à la matérialité des œuvres que je propose au regard. Il m’est apparu aussi qu’une intégration des pièces dans l’environnement plutôt qu’une confrontation était plus en adéquation avec l’esprit de La Maison Forte et son paysage.

Bien que ce ne soit pas la majorité de mes créations, certaines m’échappent car elles continueront à évoluer au fil de la monstration. La mise en place de conditions d’évolution des matériaux n’était pas une évidence pour moi au départ mais, à l’aune de mes lectures (Gustav Metzger, Guillaume Logé) et de mes échanges avec plusieurs scientifiques, cela est apparu comme un chemin propice à l’expérimentation dans une démarche de relier culture et nature.

G. C.-H. : Cette articulation entre l’art et la science est véritablement au cœur de ta pratique. Hydroscape : Sculptor, par exemple, combine à la fois une recherche sur la matière – en l’occurrence l’argile – et une recherche plastique, à travers la création de sculptures. De cette double approche résulte une forte dimension poétique. 


C. P. : Hydroscape Sculptor est vraiment le fruit d’une inversion de mes idées préconçues avant d’entrer en résidence. J’avais en effet l’intention de réaliser une sorte de prospection impliquant une attitude extractive donc souvent destructrice, du moins perturbatrice des environnements explorés. Après un temps de recherche voire de latence, l’idée d’un dispositif participatif et générateur d’une forme s’est imposée.

La « rampe » de sculpture reprend les formes et le fonctionnement des rampes de triages et de lessivage des exploitations de matière minérales (or, argent, gemmes, etc), mais ici l’outil est génératif et non un moyen d’extraction. Le dispositif est mis à la disposition des visiteurs de La Maison Forte et le flux de l’eau devient un outil de sculpture. L’utilisateur est invité à contraindre le flux par le biais de lames en aluminium dans lesquelles sont sculptées des formes issues de La Maison Forte (éléments d’architectures, détails d’objets, etc). Il était important pour moi que le public puisse expérimenter avec l’installation car c’est, à mon avis, l’essence même de La Maison Forte, la possibilité d’expérimenter, de se tromper, d’explorer.

Pour finir l’utilisateur est invité à ramener à la source la petite sculpture qu’il a pu produire. La source qui a charrié l’argile au fil des ans voit alors revenir le fruit de son flux teinté de l’action d’un individu.

G. C.-H. : Comment as-tu imaginé le lien entre ces sculptures/installations et ton exposition à La Maison Forte ?

C. P. : Pour l’exposition intitulée Laisser couler, je voulais rendre évident ce qui m’a conduit aux réalisations proposées suite à la résidence. Il s’agit ici de présenter au visiteur un panorama plus large de ma démarche plastique. J’ai notamment fait le choix de montrer des œuvres qui mettent en jeu des transformations de la matière, des ambiguïtés sur la nature des matériaux. Je pense que la notion de flux relie les pièces extérieures et intérieures.


G. C.-H. : Dans l’une des salles, tu présentes un dessin réalisé au fil de fer dont le motif reprend une étude paysagère de Claude Parent, « l’architecte du nucléaire ». Le tracé se révèle notamment grâce à l’oxydation du fil. Quelle est la genèse de ce procédé et pour quelle raison as-tu placé ce dessin ici ?

C. P. : Ce dessin a naturellement trouvé sa place dans cette pièce car les habitants de La Maison Forte m’avaient signifié que, depuis cette pièce, on pouvait parfois voir les colonnes de vapeur des cheminées de refroidissement de la centrale nucléaire de Golfech. Le procédé est né quant à lui d’un constat lorsque j’ai travaillé sur le montage d’expositions : lorsque l’on repeint sur un ancien clou ou une vis, la rouille réapparait au travers de la peinture. C’est la révélation progressive du motif par un élément que l’on cherche habituellement à cacher qui m’a conduit à imaginer un procédé me permettant de dessiner.

G. C.-H. : Comment as-tu pensé l’agencement des œuvres présentes dans la salle des poteaux ? Quels liens relient la série de Lasogrammes, le triptyque Banc de Ciel ainsi que la sculpture en suspension ?


C. P. : C’est avant tout l’exploration des éléments minéraux qui constitue l’unité de la pièce. Avec les Lasogrammes on peut entrer dans la matière même du cristal, en voir ses structures, ses fêlures par la mise en échec d’un élément très normé qu’est le laser. La série de gravures Bancs de Ciel montre quant à elle un paysage minéralisé par une extraction intensive où tout est figé, sans figure animales ou végétales, un paysage lunarisé. Masse critique, en suspension, est un élément brut provenant d’un stérile minier pour lequel j’ai adjoint deux masses de plomb hémisphériques, comme un parasitage.  

G. C.-H. : Dans la dernière salle, tu t’es notamment concentré sur le bac à sel, élément central de l’espace, en disposant tout autour trois sculptures de la série Occurence. Celles-ci se composent de roches calcaires sculptées, contenant deux trous remplis de sulfate de cuivre, eux-mêmes reliés par un fil de cuivre. Avec le temps, des cristaux se formeront sur le fil et sur la roche. Il s’agit d’une pratique récurrente dans ton travail puisqu’à plusieurs reprises tu as créé des écosystèmes propices au développement de cristaux. S’agit-il d’un intérêt pour les propriétés mêmes de cette matière ?

C. P. : Le formation même d’une forme cristalline me fascine. Par exemple, dans le cas de l’alun et du sulfate de cuivre que j’utilise régulièrement, ces matériaux ont la particularité de se reformer dans leurs formes intrinsèques. Une forme de cycle se dessine qui, pour moi, rapproche le règne minéral du vivant. Les termes employés en pétrologie sont parfois proches du règne végétal, on parle par exemple de « germes » pour la synthèse de cristaux artificiels. Plus j’en apprends sur les dynamiques géologiques, plus les échelles temporelles et spatiales sont vertigineuses et propices à l’inspiration.

Mes œuvres récentes mettent en jeu des phénomènes de transformation progressive, en particulier du minéral sous des formes diverses, cristallisées, solubles, fondues.    

G. C.-H. : De quelle manière ta résidence à La Maison Forte alimentera ton travail pour de futurs projets ?

C.P : La résidence à La Maison Forte marque certainement un jalon dans ma pratique. D’une part, les échanges avec les habitants et les résidents m’ont permis à la fois une prise de recul sur ma pratique et une ouverture vers des sujets et des préoccupations inédites.

D’autre part, les résidences de La Maison Forte sont véritablement orientées vers la recherche et l’exploration sans obligation de résultat, laissant la possibilité de se perdre, de douter, ce qui finalement élargi d’autant plus l’horizon.

Entretien par Gwendoline Corthier-Hardoin, critique d’art, membre de l'AICA-France